23 décembre 2005

Propositions pour M. Zakaria Ben Mustapha


Par Zyed Krichen
Le Chef de l’Etat à confié à M. Zakaria Ben Mustapha, président du Comité supérieur des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la mission d’établir des contacts avec les partis politiques et les différentes composantes de la société civile pour examiner leurs préoccupations et aspirations. Les élites tunisiennes attendent beaucoup de cette mission. La volonté du Chef de l’Etat de consolider les liens de confiance est à saluer. Nous, à Réalités, nous nous inscrivons totalement et pleinement dans cette démarche. *** Un constat de départ : la Tunisie est un pays en transition démocratique. Toute transition s’opère dans un processus, et le processus n’est ni linéaire, ni un long fleuve tranquille. La démocratie n’est pas, contrairement à ce que pensent certains de nos contemporains, le gouvernement naturel des hommes. Aucune nation n’y a accédé immédiatement comme par enchantement, car la démocratie ne se réduit pas à une technique de régulation des rapports de forces : les élections. Elle est d’abord révolution culturelle, modernisation sociale, autonomisation des différentes sphères du pouvoir et pacification politique. Nul n’a prétendu que la Tunisie a accompli toutes ces étapes. Seulement, depuis quelques années, laudateurs zélés et pourfendeurs professionnels du régime tentent de nous présenter, et de présenter au monde, une image sans relief et sans aspérités. Une image en rupture totale avec la réalité quotidienne des Tunisiens. Beaucoup de Tunisiens souhaitent que la dynamique créée par la mission de M. Zakaria Ben Mustapha nous sorte de ce face à face stérile et improductif. Les enjeux énormes de la transition démocratique ne peuvent être pris en charge par quelques dizaines d’individus, quelles que soient, par ailleurs, leurs véritables motivations et convictions. Dire que dans un processus démocratique il y a parfois des déficits, voire des ratages, n’est pas un crime. Constater la léthargie intellectuelle et la pauvreté du débat public n’est pas une attitude négative, bien au contraire. Nous sommes à un tournant important du processus démocratique en Tunisie. La vie médiatique, associative et politique, ne va pas au même rythme que la vie sociale et économique. Cela crée des frustrations et des crispations. Cela permet aussi, en s’adossant aux acquis accomplis dans ces domaines fondamentaux, de s’atteler à des réformes nouvelles et audacieuses. Deux grands chantiers méritent, en urgence, de profondes réformes : l’information et l’organisation de la vie politique et associative. La liberté d’association est garantie, en Tunisie, par la Constitution. Dans les faits, plusieurs associations et organisations politiques n’arrivent pas à accéder à ce droit. Soyons clairs : il n’est pas question de reconnaître ou de légitimer l’extrémisme religieux. Mais tous les autres courants de pensées doivent pouvoir s’organiser et s’exprimer librement. Cela nécessite une réforme audacieuse et non des réformettes. Le Tunisien, quelle que soit son opinion, doit pouvoir s’exprimer dans son pays. La loi et la justice indépendante sont là pour veiller aux dérapages. Quant aux excès, et ils seront nombreux, ils font partie intégrante du lot de la vie démocratique d’un pays. Par facilité —ou peut-être par conviction— certains partis politiques d’opposition ont cessé de l’être. Le débat politique s’est noyé dans un consensus mou. La Tunisie mérite plus et mieux. Elle a besoin d’une opposition solide et crédible qui soit apte à assumer l’alternance dans le respect de la Constitution. Le pluripartisme sans programme alternatif et sans ambition politique n’a pas de sens. Un parti politique est soit dans une coalition de gouvernement, soit dans l’opposition. Les positions intermédiaires nuisent au débat. Venir dans une émission de télévision pour dire, à peu près, la même chose que le dirigeant du parti au pouvoir est vide de toute signification. Le déséquilibre patent de notre vie politique entre un parti hégémonique et des petits groupements —qu’on appelle abusivement partis— ne peut plus durer. Une grande modernisation de la vie politique passe nécessairement par un redimentionnement du RCD. La stabilité est plus que nécessaire pour assurer la transition démocratique, mais pas au point de tuer dans l’œuf l’équilibre des forces et à terme l’alternance naturelle en démocratie. Le pluralisme politique, dans l’acceptation la plus large du terme, est intimement lié au pluralisme médiatique. Les médias ne sont que le reflet d’une société. On ne peut pas exiger de la presse écrite, par exemple, d’encadrer le débat public, s’il n’y a pas de débat. Le journaliste est un observateur et un témoin de la vie politique, non un acteur. C’est devenu un euphémisme de dire qu’en Tunisie c’est dans le secteur de l’information que le bât blesse le plus. Des journaux télévisés en dehors du temps, et parfois de l’espace. La langue de bois est devenue, chez certains, une politique éditoriale. Disons-le clairement, la Télévision tunisienne est arrivée à un tel stade d’uniformisme qu’elle nécessite à elle seule une révolution. La Télévision publique est au service du citoyen, pas du gouvernement. Ce sont les préoccupations de notre jeunesse, de nos salariés, de nos entrepreneurs, de nos chômeurs et de nos élites qui doivent lui dicter la hiérarchie de l’information et non les activités officielles et institutionnelles. Pour cela la volonté politique n’est pas suffisante. Il faudrait établir une autonomie totale et réelle de l’audiovisuel public. Toutes les sensibilités politiques et intellectuelles du pays y ont droit. Il n’est plus acceptable, au temps du numérique et de la parabole, de proposer à l’intelligence de nos concitoyens des ballets dansants les soirées d’élections et des débats/monologues à longueur d’année. Si seules les émissions de jeux, de variétés et de sport trouvent satisfaction chez les téléspectateurs, cela en dit long sur la réalité de la télévision publique tunisienne. Le problème lancinant de l’information nécessite lui aussi une grande réforme qui s’attaque aux fondements. La CRITIQUE doit être définitivement acceptée. Même quand elle est infondée, injustifiée, voire injuste. Car en ne voulant faire que de la critique fondée, justifiée et juste, on la tue tout simplement. L’atteinte à la vie privée est à bannir absolument. Il y a aussi les intérêts supérieurs du pays. Seulement ceux-ci doivent être établis pour toute la communauté nationale, dans un consensus respectueux des différences. La liberté de presse est parfois excessive et anarchique, mais sans elle point de démocratie. C’est à la loi et à la Justice de la réguler. Disons-le clairement : les Tunisiens accordent peu de crédit à leurs médias. Toutes les études d’opinions le disent. Un signal fort au niveau des médias de masse redonnera très vite confiance aux élites et à l’opinion publique. Ce tournant que les Tunisiens attendent depuis quelques années permettra d’atteindre un palier supérieur dans la transition démocratique et ouvrira un nouveau champ de réformes. Ajoutons aussi que la presse écrite a un rôle fondamental à jouer. Par presse écrite nous entendons essentiellement la presse privée et indépendante. La presse partisane a un rôle à jouer, mais vouloir lui faire assumer le rôle d’aiguillon serait une erreur fatale. Dans le monde entier, la presse partisane a vécu. Même le militant politique a besoin d’une information honnête, recoupée et objective. Cela, la presse partisane ne pourra jamais le faire. L’accès à l’édition de nouveaux journaux doit être libéralisé. Le retour à la philosophie du système déclaratif s’impose. Empêcher la parution d’un nouveau journal au temps de l’Internet est tout simplement une aberration. Cela ne signifie pas la gabégie. Un cahier de charges doit être établi pour les journaux existants et les nouveaux. Le reste sera régulé par le marché et la Justice. La presse écrite est une richesse nationale. Elle doit être encouragée et soutenue autant que les secteurs vitaux de l’économie. Tout comme l’agriculture et la culture, un média n’est pas un produit économique comme les autres. Le soutien public doit être lui aussi objectif et respectueux de la pluralité politique et intellectuelle. La Tunisie est l’un des rares pays arabes, sinon le seul, à réussir les réformes les plus difficiles. La modernité de notre société (l’émancipation des femmes, l’absence légale – et de plus en plus sociale- des discriminations sexistes, la généralisation et la modernité de l’enseignement, une politique sociale solidaire, la réussite de la lutte contre la pauvreté…) n’est plus à démontrer. La pertinence de nos choix économiques est unanimement reconnue. Dans ces conditions, la transition démocratique est aisée et difficile à la fois. Difficile car la crainte de voir ces acquis ébranlés par une vague démocratique trop forte est légitime. Mais ces mêmes acquis sociaux et économiques prendront encore plus d’ampleur et de consistance par la réussite de la transition démocratique. Nous sommes tous appelés, gouvernants et société civile, à une véritable révolution culturelle : accepter l’autre et l’intégrer dans l’avenir politique de la nation, quels que soient, par ailleurs, les reproches qu’on peut lui faire. Le Chef de l’Etat a choisi pour cette mission la personne idoine. M. Zakaria Ben Mustapha est connu pour son honnêteté intellectuelle et sa capacité d’écoute. Ces deux qualités ne seront pas de trop pour recueillir et synthétiser toutes les propositions des acteurs politiques et associatifs sans aucune exclusive. Que mille propositions fleurissent les carnets de M. Zakaria Ben Mustapha. Les pouvoirs publics et le Chef de l’Etat en personne sont plus que jamais à l’écoute de leur société.
Zyed Krichen